Créée en 1948 au Théâtre Antoine, Les Mains sales est une pièce de première importance dans l'oeuvre de Jean-Paul SARTRE, figure emblématique de l'écrivain engagé. L'auteur de la Nausée (1938), de Huis Clos (1944) , des Mouches (1943) y expose la question de l'engagement politique. En effet, Sartre est le philosophe de "L'existentialisme", pensée qui prône qu'exister "c'est être là, simplement" comme le dit Roquentin, le héros de La Nausée. C'est à dire que l'existence de l'être humain se fait en dehors de toute valeur pré-établie. Aussi, quand la guerre éclate et que le fascisme bouleverse le monde et la morale, SARTRE entend exprimer l'idée qu'il appartient à chacun d'exercer sa liberté pour agir sur le monde et modifier l'Histoire. Dès lors, les oeuvres de l'auteur seront indissociables de l'engagement politique. Le théâtre est pour lui le meilleur moyen de diffuser ses idées, car il touche tous les soirs un public différent. Toutefois, si l'engagement est la condition de la liberté, la question se pose de savoir à quel prix cela se fait-il. Ainsi Les Mains sales, comme son titre l'indique, est une pièce qui demande clairement si l'on peut faire de la politique sans se salir les mains, c'est à dire sans risquer une quelconque vertu, sans trahir ses idées. Hoederer, chef de parti expérimenté, entend faire triompher son camp, quitte à en passer par la compromission. Face à lui, Hugo, jeune militant issu d'un milieu bourgeois, est son secrétaire, avec pour mission secrète de l'assassiner. Dans la scène 3 du cinquième tableau, ils s'opposent sur les moyens à mettre en oeuvre pour assurer la victoire de leur parti.
(le texte est celui proposé dans le manuel HATIER "Des textes aux séquences, Littérature 1ère", Hélène SABBAH, pages 369-370)
Comment ce dialogue confronte-t-il deux approches de l'action politique ? Quelles sont les argumentations qui s'opposent et comment ?
I. HUGO : la pureté des idées (approche que rejette Hoederer)
La pureté est celle que Hoederer lui attribue : voir répétition et champ lexical ("pureté" lignes 2,4,50 ; "reste pur" ligne 3 ; "une affaire de principes" l. 23, 25, 37)
Mais Hoederer voit cette pureté de manière négative, comme le symbole de l'inaction et de la bourgeoisie qu'il rejette
"Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains !" (moquerie soulignée par la ponctuation)
"La pureté, c'est une idée de fakir et de moine" (métaphores qui insistent sur les idées, l'activité cérébrale au détriment de l'action concrète)
"Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois" = adéquation entre les 2 termes qui conduit à une dénonciation : les bourgeois sont privilégiés : tournés vers les idées, ils ne sont pas dans l'action réelle. "vous en tirez prétexte pour ne rien faire" (ligne 5)
En effet, ils sont dans l'inaction : "rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants" (ligne 6): cette métaphore dénonce une incapacité à se frotter au réel, à entrer dans le concret de l'action.
Hugo est caractérisé péjorativement : "Ton petit nez d'aristocrate" (ligne 11) : Pour le Révolutionnaire, le bourgeois et l'aristocrate sont les ennemis car ils représentent le conservatisme et la domination sur le prolétariat. Or, Hugo veut être révolutionnaire. Mais pour Hoederer, cela reste un idéal de "petit bourgeois gâté" sans lien avec une expérience de la réalité des hommes. Ainsi, le chef ne peut admettre le jeune homme qui, bien que défendant un objectif révolutionnaire, lui semble dangereux :
"Ta pureté ressemble à la mort (...) Tu ne veux pas changer le monde, tu veux le faire sauter. " (l 50- 52)
La comparaison entre la pureté et la mort a de quoi surprendre. Cette vision est complétée par l'opposition entre deux expressions : l'une ordinairement perçue comme positive, avec une connotation de progrès : "changer le monde", et l'autre péjorative car tournée vers l'action destructrice : "tu veux le faire sauter". Cette opposition résume le conflit de vues et d'approches de la lutte politique entre Hoederer et Hugo.
Les théories et idéaux de Hugo sont finalement dangereux car ne prennent pas en compte la réalité humaine. "Tu es un destructeur" lui reproche Hoederer. Pour lui, Hugo a oublié de penser aux hommes qui risquent de mourir au nom d'idées émises par des intellectuels.
Hugo, lui, n'a de cesse de vouloir prouver son engagement révolutionnaire : "On s'apercevra peut-être un jour que je n'ai pas peur du sang" (ligne 9). Cette phrase peut-être comprise comme une menace à peine voilée (rappelons qu'Hugo doit tuer Hoederer). Il s'agit aussi pour lui d'affirmer son courage et sa volonté d'accepter l'action, même violente, que recquiert la révolution. Mais ... le lecteur attentif notera l'emploi du futur : "On s'apercevra" et le modalisateur "peut-être" qui introduit un doute : Hugo veut bien être un révolutionnaire, mais ce statut n'est pas encore effectif car non encore réalisé dans l'action ! Il s'efforce néanmoins d'assurer son interlocuteur de sa lucidité : "On ne fait pas la révolution avec des fleurs" (ligne 32). Mais là encore, cette métaphore qui entend exprimer l'affirmation qu'il ne peut y avoir de révolution sans sang versé, apparaît plus comme un slogan, une maxime : il ne s'agit pas d'une réflexion inspirée par l'expérience. Elle semble tout droit sortie des livres que le jeune Hugo, "bourgeois intellectuel" aurait pu lire sur les théories révolutionnaires ... L'avant dernière réplique d'Hugo confirme cette préférence pour le discours et les vues théoriques au détriment de l'action immédiate :
"Je suis entré au parti parce que sa cause est juste (...)" : cette cause est évidemment celle qui est formulée, revendiquée par le parti : donc, le texte, les idées, en un mot le "Manifeste" qu'il défend et dont Hugo a certainement pris connaissance par ses lectures et les meetings auxquels il a pu assister.
"Quant aux hommes, ce n'est pas ce qu'ils sont qui m'intéresse mais ce qu'ils pourront devenir." On retrouve bien là cette préoccupation du futur, et la préférence pour le projet à celle de l'acte présent.
Il y a donc un véritable écart avec Hoederer :
II. HOEDERER : le révolutionnaire pragmatique (au prochain post !)